Plus de 90 professionnels du droit – avocats, directeurs juridiques, professeurs, dirigeants de legaltech, représentants d’associations professionnelles… – ont signé un manifeste en faveur de la création
d’une infrastructure partagée, intelligente et capable « de répondre de manière souveraine aux besoins du secteur en matière de données et d’intelligence artificielle »(1). Mais concrètement, quels sont les cas
d’usage possibles ? Pour y répondre, s’est tenu un webinaire le 26 mai dernier qui réunissait juristes, entrepreneurs et experts en intelligence artificielle. Porté notamment par les coordinateurs du projet LegalvData Space, Thomas Saint Aubin et Martin Bussy, l’événement a dressé un panorama des potentialités offertes par ces nouveaux « assistants numériques » qui s’installent peu à peu dans le quotidien des professionnels du droit.
Les cas d’usage concrets d’une technologie en mutation
Antoine Micaud, CEO de UcontrolAI a apporté un éclairage précis sur la notion d’agent IA. L’outil ne se contente pas d’interagir : il agit de manière autonome sur la base d’un workflow prédéfini, et puise ses réponses dans un corpus de données juridiques, on parle alors de RAAG (Retrieval-Augmented Answer Generation). Ce qui distingue véritablement un agent, c’est sa capacité à exécuter des tâches complexes de bout en bout, sur différentes interfaces, sans intervention humaine. Il choisit les bonnes sources, affine ses recherches et peut, in fine, produire un livrable structuré. Un exemple emblématique : un agent de type « deep research » est capable d’interroger Internet ou une base de jurisprudence, d’affiner les résultats selon la problématique posée, puis de générer automatiquement un rapport complet. Parmi les cas d’usage présentés, le pôle corporate M&A d’un directeur juridique sert de terrain d’expérimentation. Chaque année, ce département doit produire un grand nombre de procès-verbaux d’assemblée générale dans un laps de temps court. Grâce à un agent IA connecté au Legal Data Space, il devient possible d’automatiser la rédaction de ces PV, en s’appuyant sur les versions passées et les données internes. Résultat : un gain de temps considérable, et une standardisation sécurisée.
Dans le domaine du droit du travail, Alexis Moisand, associé fondateur du cabinet Constellation, a présenté un assistant IA conçu pour fluidifier la relation employeur-salarié. Cet outil intelligent produit des annonces de recrutement, des promesses d’embauche et des contrats de travail, tout en intégrant les conventions collectives applicables. Mieux : il alimente en temps réel les logiciels de paie et les outils de prévoyance. Le juriste garde la main, mais délègue les tâches répétitives et techniques à son agent.
Autre cas d’usage prometteur : Pierre-Louis Roquet, avocat co-fondateur de SmarlLawyer.AI, a développé un agent IA destiné aux cabinets d’avocats, capable d’assurer une veille juridique automatisée. Concrètement, il connecte un flux RSS issu de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à un agent intelligent qui applique des filtres ciblés, reformule l’information reçue, puis la transmet à un grand modèle de langage (comme ChatGPT) pour générer une synthèse adaptée. Mais l’intérêt de cet agent réside aussi dans son intégration fluide au sein des outils professionnels, notamment Outlook. Le trigger (qui représente un signal, un événement ou une condition détectée qui déclenche l’exécution automatique d’une tâche par un agent IA.), ici, est la réception d’un email : dès qu’un message contenant des pièces jointes arrive, l’agent les extrait automatiquement, les classe dans le bon dossier et déclenche les actions prévues dans le flux de travail. L’ambition de Pierre-Louis Roquet est d’aller encore plus loin grâce à la connexion au Legal Data Space. Demain, l’agent pourrait, à partir d’une mise en demeure reçue, traiter l’ensemble des pièces fournies par un client, structurer la donnée, et générer une réponse juridique conforme, prête à être transmise à la partie adverse. Un workflow durable, sécurisé et souverain, pensé pour libérer les professionnels du droit des tâches les plus répétitives.
Avocat en dommage corporel, Patrice Humbert a quant à lui développé plus de 40 agents IA dédiés à son domaine. L’un d’eux permet, à partir d’un simple copier-coller d’un rapport médical, de calculer automatiquement le préjudice corporel d’une victime, selon la nomenclature Dintilhac. Il génère ensuite une lettre d’information à destination du client, puis une lettre de négociation adressée à l’assurance, enrichie de jurisprudences pertinentes. Ce qui prenait plusieurs heures ne demande plus que quelques minutes.
Autre application ambitieuse par Raphaël d’Assignies, avocat chez Ydès, celle de relancer l’économie par la reprise d’actifs. Il a conçu une IA agentique, c’est-à-dire un assistant numérique doté d’autonomie, capable d’accomplir plusieurs tâches de manière proactive sans intervention humaine constante. Sa mission : automatiser la veille juridique des cabinets d’avocats en exploitant les données disponibles. L’agent, en langage naturel, interroge la base BODACC (Bulletin officiel des annonces civiles et commerciales), identifie des opportunités de reprise d’entreprises, puis se fait corriger par un second
agent de supervision.
Construire ensemble une IA souveraine
Tous les intervenants l’ont souligné : la souveraineté technologique est un enjeu central. Le Legal Data Space s’inscrit dans une volonté de résister à la domination des grands modèles américains ultra-financés, en proposant une alternative souveraine, collaborative et compatible avec le droit français. Une levée de fonds a déjà permis de récolter 600 000 €, et un appel est lancé à de nouveaux partenaires : institutions, cabinets, DPO, éditeurs juridiques avec un ticket minimum de 2 000 €.
1 – Cf. LJA magazine mai / juin 2025 n°095