Le défi de la transmission


Le défi de la formation
Durant les débats qui ont eu lieu lors de la dernière édition du Forum des Éclaireurs du droit, le 11 mars 2025, quatre tables rondes étaient organisées autour de la nécessaire mutation des métiers juridiques. A notamment été abordée la question de la transformation nécessaire de la formation des juristes de demain. Quels changements les IA génératives imposent-elles à la formation des futures générations de juristes ? Quels savoirs et quelles compétences doit-on leur transmettre ? Étaient venus en débattre Pierre Berlioz, professeur de droit à l’université Paris Cité, Sophie Thibert-Belaman, première vice-présidente de la Chambre des notaires de Paris, et Bilel Benbouzid, sociologue, maître de conférences à l’université Paris Est Marne la Vallée.

L’avènement des IA génératives sonne le glas de beaucoup de certitudes sur le rôle des professionnels du droit dans nos sociétés, et sur l’essence même de leurs métiers. Le temps du juriste « sachant » est révolu, les IA génératives le suppléeront en tous points (connaissances, synthèse, rapidité, réactivité). Le juriste de demain sera nécessairement augmenté : il travaillera de concert avec les IA génératives. Quelle place les capacités cognitives des IA génératives laisseront-elles à l’intervention intellectuelle des juristes humains ?

La fin des certitudes

  • La fin du « juriste sachant »

C’est le premier constat de Pierre Berlioz : « Le juriste se pense comme un sachant. Il pense que la connaissance du droit, la maîtrise du droit le distingue du reste de la société. Ce temps-là est révolu, le juriste sachant, c’est terminé ». Et d’argumenter : « Les bases de données existantes et les moteurs de recherche sont beaucoup plus performants que les juristes pour sortir l’information ».
Propos en phase avec les réactions de la communauté notariale, décrites par Sophie Thibert-Belaman : « L’arrivée des IA génératives a généré un certain malaise, une certaine crainte. Les plus seniors ont tout d’abord pensé qu’ils allaient être dépassés, sans pouvoir faire valoir quoi que ce soit qui ne soit pas obsolète, et sans connaître suffisamment l’environnement dans lequel l’outil peut être amené à évoluer ». L’accumulation des savoirs ne sera plus déterminante dans la formation du juriste de demain.

  • La fin du juriste mécanique

Un certain nombre de tâches « mécaniques » ne sont déjà plus réalisées qu’avec l’aide d’outils informatiques, comme les recherches juridiques, les rédactions d’actes, les transmissions et signatures de contrats. Pour beaucoup de ces tâches, précédemment confiées à des juristes juniors, les logiciels ont déjà remplacé l’humain, avec de meilleurs résultats en fiabilité et en productivité. Les IA génératives accélèrent cette transformation : « Il y a plein de choses qu’on ne va plus faire : la rédaction des e-mails, les recherches également. C’est un pan sur lequel notre utilité n’est pas évidente », a expliqué Pierre Berlioz en s’interrogeant sur la pertinence de maintenir, dans le cursus d’apprentissage, l’exercice de la note de synthèse. La capacité de synthèse ne serait plus, à l’instar de l’accumulation des savoirs, déterminante dans la formation des nouvelles générations de juristes.

  • La fin des certitudes sociologiques

Inutile de chercher le secours d’autres sciences humaines telles que la psychologie cognitive, la philosophie morale, l’économie comportementale ou la sociologie pour rétablir nos certitudes. Le sociologue Bilel Benbouzid dresse un état des conclusions d’études sur les conséquences déjà observées de l’utilisation des IA génératives dans l’enseignement et qui comptent à leur actif autant de succès que de conséquences négatives.

En psychologie cognitive, par exemple, il relève qu’en ce que l’utilisation des IA peut surmotiver certains étudiants, dont certains blocages sont levés, mais en démotiver d’autres, l’accès aux informations disponibles étant désormais facilité et illimité. La paresse cognitive, souvent mise en avant par les détracteurs des IA, n’est pas systématiquement avérée. Certains étudiants, remarque-t-il, se fabriquent des quiz, discutent avec ChatGPT pour savoir s’ils sont bons ou pas, lui demande de les critiquer. Les IA génératives leur permettent d’éprouver leurs limites et de les dépasser.

La philosophie morale a été très mobilisée par les instances de l’Union européenne (UE), qui tentent de fixer une charte éthique à l’utilisation des IA. Les notions d’intégrité, d’authenticité, et d’autonomie ont été mises en avant dans le débat public. Mais là encore les ambivalences de ces technologies sont prégnantes.
Sur l’authenticité, Bilel Benbouzid précise : « L’authenticité, c’est l’idée qu’un individu doit vraiment exprimer sa pensée, que son travail reflète vraiment son expression. L’étudiant qui passe par ChatGPT est-il est vraiment sûr d’être lui-même, de penser de lui-même ? Le problème de ces machines est leur extraordinaire puissance persuasive. On ne se rend pas compte qu’on est persuadé ». Le curseur de cette notion d’authenticité semble donc difficile à ajuster afin de parvenir à usage équilibré des IA.
En matière d’enseignement, l’autonomie semble être un argument fort en faveur d’une utilisation limitée des IA par les étudiants : « L’université a l’impératif moral d’autonomiser les élèves. Or, on ne peut être autonome que si l’on écrit ce que l’on pense. Il ne s’agit pas seulement de réussir à penser par ce que l’on écrit, il s’agit de transmettre l’impératif moral que le seul moyen de savoir ce qu’on pense, et donc d’être autonome et d’être libre, c’est d’imposer aux étudiants d’écrire ce qu’ils pensent, sinon ils ne seront pas libres d’être ce qu’ils sont, ils ne pourront pas s’auto déterminer. Le problème, c’est qu’il faut laisser des étudiants décider de comment ils vont être autonomes ». Le choix d’utiliser les IA dans son propre apprentissage, et de comment les utiliser, est en lui-même un acte d’autonomie de l’étudiant.

La conclusion de l’ensemble de ces études et réflexions est que l’influence des IA génératives sur l’apprentissage est à ce jour ambivalente : elle recueille autant d’arguments en faveur de son utilisation que d’alertes plaidant pour la limitation de son usage.

L’émergence du juriste augmenté

Plus de juriste « sachant », plus de juriste « mécanique ». Quelles compétences seront donc requises des juristes à l’ère des IA génératives ? Que demandera-t-on aux juristes de demain, et quelles aptitudes la formation d’aujourd’hui doit-elle développer chez eux ?
Pour répondre à cette interrogation, il faut revenir à l’épure des métiers, à ce qui constitue notre ADN commun. Des observations échangées par les orateurs, trois capacités ne seront pas – ou du moins pas dans l’immédiat – transmises aux machines : celle d’analyser des faits pour en déduire leur qualification juridique, celle de définir une stratégie juridique visant à utiliser le droit au service du justiciable, et celle de critiquer et réorienter les propositions des IA.

  • Le juriste pathologiste

L’activité première du juriste, selon Pierre Berlioz, c’est « la qualification des faits, puis le passage du fait au droit et le passage du droit au fait. Il faut qu’on recentre notre enseignement sur cette dimension de raisonnement juridique, cette capacité à appréhender le raisonnement juridique ». La structure commune de tous les métiers du droit serait donc d’être des cliniciens du fait, de diagnostiquer chaque situation et de déterminer la règle de droit qui lui serait la plus adaptée. Sophie Thibert-Belaman confirme ce raisonnement : « Si l’on considère que notre seule mission est de restituer un savoir juridique, un contenu juridique, c’est extrêmement réducteur. Le véritable intérêt, et, finalement, ce qui est extraordinaire dans notre métier de juriste, c’est la façon dont nous sommes formatés, c’est notre capacité à déployer des arborescences. D’ailleurs, les logiciels de rédaction d’actes ont un peu emprunté cette voie avec leurs arborescences. On part d’une hypothèse qui n’est jamais identique ».
L’essence de la réflexion juridique serait donc notre capacité à déterminer la norme adéquate à mobiliser à chaque situation de fait.

  • Le juriste stratège

Après le diagnostic, il convient de définir le meilleur traitement à prescrire. Sur la détermination de la stratégie juridique applicable à chaque situation de fait, les IA ne semblent à ce jour être d’aucun secours. « En fonction de l’objectif qu’il nous faut atteindre, on dessine le chemin et il nous arrive de prendre les itinéraires bis, détournés. Nous ne faisons que ça, en fait, après avoir élaboré des raisonnements, définir des cheminements » constate Sophie Thibert-Belaman. Encore une fois, revenir à l’épure de notre activité, insiste Pierre Berlioz, en recentrant l’enseignement sur cette dimension de raisonnement juridique, pour que l’on soit en capacité, à partir de la qualification des situations de fait, de donner les bonnes instructions à la machine. L’objectif étant surtout d’être en capacité de contrôler ce que fait la machine et la manière dont le produit de cette tâche soit transmis au client.

  • Le juriste critique

Poursuivant son raisonnement sur le positionnement des seniors face aux IA génératives, Sophie Thibert-Belaman tempère le risque d’obsolescence : « Il faut quand même caractériser ou au moins qualifier le contenu, et porter une appréciation. Le contenu est-il pertinent ? Répond-il à la question ? La question posée ne m’a-t-elle pas conduite à passer à côté du sujet ? On est donc passé d’un extrême à l’autre assez rapidement : après avoir eu peur que les seniors ne soient dépassés, on en est arrivé à la conclusion que ce seraient peut-être les juniors qui allaient être sur la touche et que, finalement, les IA génératives, c’était la victoire des seniors ».
Cultiver et développer l’esprit critique des nouvelles générations de juristes sera donc déterminant à leur juste appréciation de la qualité de la production des IA génératives. Il faut, selon Pierre Berlioz, emmener les étudiants à « travailler avec la machine, être en capacité de lui faire faire, de lui donner les bonnes instructions, pour ensuite exercer un esprit critique sur le produit ».

Former des juristes immédiatement seniors

Finalement, en concluent les intervenants, il faudra former des seniors sans qu’ils passent par la case junior. Dans cette redistribution des rôles, les IA deviennent les juristes juniors et les juniors d’hier deviennent des seniors responsables. À l’issue de sa formation, un jeune juriste devra être immédiatement capable de piloter un collaborateur qui est la machine, à laquelle il fera faire un certain nombre de tâches dont il va contrôler et s’approprier le produit. Ce qui implique une capacité à immédiatement acquérir une certaine maturité professionnelle, car le junior assumera en définitive la responsabilité professionnelle de ses actes, qu’ils aient été définis et élaborés par la machine ou pas.

Comment réorienter les formations juridiques afin de parvenir à ce résultat ?

  • Une intégration plus forte entre le monde universitaire et le monde professionnel

Pour que les professionnels du droit en formation puissent s’exempter de l’étape junior, il convient de les mettre très vite en situation réelle, ce qui suppose, selon Pierre Berlioz « une implication plus forte qu’elle ne l’est actuellement entre le monde universitaire et le monde pratique, une intégration plus rapide de la pratique, de la mise en situation, de la compréhension du client et de ses besoins ». Il s’agit en définitive de désacraliser le droit, afin que les futurs professionnels appréhendent très tôt la dimension humaine de la matière.
« Ce qui fait de nous de bons juristes, ce n’est pas tant d’analyser ce qui est écrit, d’interpréter ce qui est écrit, mais plutôt de voir ce qui manque », souligne Sophie Thibert-Belaman. Il lui semble indispensable de cultiver la curiosité intellectuelle des étudiants, afin qu’ils sachent poser les bonnes questions aux personnes qui requièrent leur expertise, puis les retranscrire de manière adéquate aux IA génératives. Les questions posées aux outils d’IA ne seront pertinentes que si ceux qui les posent sont en capacité de déployer la bonne « arborescence » juridique, en fonction de la stratégie qu’ils choisiront, en responsabilité.

  • La nécessité d’une formation pluridisciplinaire

Pour maîtriser les IA génératives, il faut d’abord les comprendre : comment fonctionnent-elles ? Comment « bien prompter » ? De quelles données les réponses sont-elles issues ? Ces données sont-elles fiables ? Il convient, selon Sophie Thibert-Belaman, d’ajouter au socle des savoirs fondamentaux des futurs juristes un contenu informatique. « Il s’agit de démystifier un peu cet environnement technologique et savoir au minimum comment fonctionne la machine, ce que l’on entend par IA ».
Elle propose en outre d’ajouter au socle de la formation juridique un contenu qui se trouverait à la croisée des chemins entre le droit et l’informatique, qui aborderait des questions relatives aux données et à la responsabilité. « Qui est propriétaire de la donnée sur laquelle je suis amené à travailler ? Où cette donnée est-elle hébergée ? Quel est son circuit ? Quelle est ma responsabilité ? Quel usage éthique puis-je en faire ? », autant de questions soulevées par la première vice-présidente de la Chambre des notaires de Paris qui rejoignent les thèmes de la compliance et de la confiance.

L’IA générative sera donc l’alliée du cyber-juriste de demain. Elle le suppléera dans les tâches les plus fastidieuses et redondantes, et développera ses capacités analytiques, critiques et stratégiques. C’est bien la complémentarité entre les intelligences humaine et artificielle qui est en cours de construction.

Daniella Dellome
Rédactrice en chef adjointe, Semaine sociale Lamy