Hervé Ékué, managing partner d'Allen & Overy à Paris: l'IA générative va révolutionner le métier d'avocat


Hervé Ékué, managing partner d'Allen & Overy à Paris: l'IA générative va révolutionner le métier d'avocat
Le cabinet Allen & Overy a annoncé en février 2023 avoir noué un partenariat avec Harvey, financé par OpenAI, la société à l'origine du programme ChatGPT. Ensemble, la start-up pionnière en matière d'IA générative et le grand cabinet d'affaires ont déployé cette IA spécialisée en droit au sein du cabinet. Hervé Ékué, managing partner d'Allen & Overy à Paris, a répondu à nos questions sur les perspectives ouvertes par ce nouvel outil.

Lamy Liaisons Pouvez-vous nous expliquer comment Harvey a été développé ?

Hervé Ékué: L’origine du projet provient de discussions entre notre équipe et celle de Harvey : il semblait intéressant qu’une firme comme la nôtre puisse être partenaire de cette start-up pour déployer un outil au sein de notre cabinet. Harvey a donc développé le produit, financé par OpenAI, et nous l’avons ensuite testé, dans différents domaines juridiques, différentes langues, différents pays etc.

Concrètement, durant la phase de test, nous générions des questions, puis nous les affinions, en vérifiant à chaque fois les réponses. Nous partions d’une question simple pour aller vers une question plus complexe, avec des analyses en plusieurs temps.

C’est vraiment révolutionnaire comme technologie, mais cela nécessite du temps pour s’assurer qu’un tel outil puisse être déployé à l’échelle d’une entreprise.

L.L. Quelles sont ses principales fonctionnalités ? Ses avantages et ses limites ?

H.E.: Au moment où nous l’avons déployé, nous avons tout de suite vu qu’il avait de grands avantages. La première réaction a été de se dire : c’est révolutionnaire ! Ensuite, bien entendu, il faut garder à l’esprit que ce n’est qu’un outil. C’est un point sur lequel on est souvent interrogé : cela ne remplace pas le travail de l’avocat, notamment son travail particulièrement attentif d’examen et de vérification. L’outil n’a pas vocation à donner un résultat fini, mais peut aider à fournir ensuite des éclairages, des recommandations et des prévisions basées sur de grands volumes de données.

De manière concrète, Harvey se présente en deux colonnes : vous posez votre question dans l’une, et les différentes propositions de réponses apparaissent dans l’autre. C’est intéressant parce que c’est génératif : si vous allez sur un moteur de recherche sur internet, vous allez trouver des articles, mais là, Harvey répond à votre question en proposant un texte déjà rédigé.

En termes d’usage, je donne fréquemment l’exemple d’une recherche. Habituellement, vous allez d’abord prendre tous les textes qui existent sur le sujet et éliminer au fur et à mesure les éléments qui ne sont pas utiles. Puis, vous allez préparer une synthèse, une cartographie pour ensuite pouvoir rédiger une consultation, des conclusions, etc. Au stade de cette cartographie, Harvey peut vous aider : il a à sa disposition de grands volumes de données qu’il va pouvoir extraire de manière beaucoup plus rapide qu’un être humain, et les traduire dans un texte écrit. Nous gagnons donc de manière indéniable de la rapidité dans cette phase de recherche. Mais ce n’est qu’une phase de recherche !

Quand un client consulte un avocat, c’est d’abord pour son expertise technique et ses conseils il sait interpréter les textes et va pouvoir les adapter à la problématique et aux enjeux du client. Un des avantages que je vois à cet outil est que nous allons pouvoir répondre de façon beaucoup plus précise à certaines questions sur les pratiques du marché. Par exemple, plutôt que de dire « dans la grande majorité des cas, la pratique du marché est ainsi », nous pourrons dire très précisément « dans 17 cas sur 20 au cours des deux dernières années ».

Nous trouvons également des avantages à cette technologie lors de réflexions stratégiques et de la recherche de différentes alternatives envisageables. Au moment d’une telle réflexion collective, tout le monde n’aura pas en tête les conditions très précises de ces alternatives. Mais nous pouvons poser les questions à la machine, et ainsi gagner du temps dans notre réflexion et construction d’argumentaire.

L’outil génère des textes, mais il peut également générer des éléments à insérer dans des slides de présentation. Par exemple, dans le cas où je demande à l’outil de comparer tel type de contrat avec tel type de contrat, Harvey va me produire une analyse technique. Il est ensuite possible de lui demander de présenter sa réponse sous forme de slides en vue d’une présentation à un client.

Mais cela ne remplace jamais le travail de l’avocat. In fine, le produit final est différent du produit qui a été généré par Harvey : nous avons vérifié l’ensemble des données utilisées, nous avons identifié les potentielles erreurs ou incohérences et l’avons enrichi par nos propres idées, connaissances et expertises.

Nous sommes parfois interrogés sur les inconvénients. Les limites de la machine découlent des données qui y sont insérées et de l’apprentissage de la lecture de ces données. Par exemple, ces outils ne sont pas paramétrés pour vous dire « je ne sais pas ». Quand vous posez une question, l’outil part de l’idée que la réponse existe. Si la réponse n’est pas évidente et qu’Harvey ne trouve pas les informations de premier niveau, il va prendre les informations de deuxième niveau et va réaliser une réponse en lien. Les informations peuvent donc être erronées ou pas suffisamment pertinentes en raison des données de départ.

Dans les commentaires qui nous sont remontés, certaines personnes disent que les réponses peuvent manquer de reflet, de nuances, de caractère, etc. Précisément, parce que c’est un texte qui n’a pas vocation à être utilisé de façon définitive. L’outil génère un texte qui a un style rédactionnel – comme chacun de nous a son style rédactionnel. La différence notable est que le style évolue en fonction des données et des retours que l’on va faire à la machine.

L.L. Comment Allen & Overy a déployé Harvey dans le cabinet ? Avez-vous formé les avocats à son utilisation ?

H.E. D’abord, il y a des règles d’utilisation de la plateforme auxquelles chaque utilisateur a accès lorsqu’il se connecte. Ces règles définissent à quoi sert cet outil, ce qu’il peut faire et ce qu’il ne faut surtout pas faire. Ce qu’il ne faut surtout pas faire, c’est notamment considérer que c’est l’outil qui va répondre à toutes vos questions.

Nous mettons en balance les différentes données et leur valeur, mais c’est quelque chose qui est assez subjectif. Mieux connaitre les données utilisées par l’outil est un axe de développement important de Harvey.

Par ailleurs, nous avons mis en place des formations. Vous avez certainement utilisé Chat GPT : c’est d’une utilisation très simple. Ce qui est surtout très utile, ce sont les retours d’expérience sur les formulations de questions par exemple, sur les méthodes pour affiner les réponses etc. Ce sont ces retours d’expérience qui vont enrichir la machine.

L.L. Comment Allen & Overy gère la problématique de la protection des données personnelles de ses clients en lien avec l’intelligence artificielle ?

H.E. Soyons très clairs là-dessus : dans tout ce que nous avons fait dans le domaine de l’intelligence artificielle, il n’y a aucune règle qui dévie par rapport au traitement usuel des données au sein du cabinet. Chez Allen & Overy, il y a une organisation strictement encadrée du partage des données : certaines données sont en commun à tous les avocats, certaines sont restreintes à l’équipe qui travaille sur un projet en particulier, et certaines sont restreintes à certaines personnes qui travaillent sur ledit projet. Ce domaine ne change absolument rien sur ce plan-là.

Dans notre système, nous avons toujours paramétré les informations que l’on met en commun à tous les avocats. Nous sommes tous soumis au secret professionnel, mais il n’en demeure pas moins que tout le monde n’a pas accès à tout. Par exemple, quand des associés en contentieux préparent un dossier dans lequel je n’interviens pas, je n’ai pas accès à ce dossier – et c’est normal. C’est vrai au sein de tous les cabinets.

L.L. D’après votre expérience, dans quelle mesure l’intelligence artificielle va bouleverser les métiers juridiques ?

H.E. Je pense que sur ces sujets il faut être nuancé. Vous savez, il y a un certain nombre d’années, quand le premier moteur de recherche sur internet a été déployé (je suis assez vieux pour l’avoir vécu), on prédisait que ça allait mener à un moindre recours aux avocats, aux juristes etc. L’expérience a montré que ce n’était pas le cas.

Une fois de plus, c’est un outil – un outil très performant. Nous avons tous gagné en productivité dans nos différents métiers. En délai de traduction, de rédaction… Ce qui a eu pour conséquence qu’aujourd’hui, nous traitons plus de dossiers que l’on en traitait dans le passé, et que le temps passé sur chaque dossier est en moyenne plus court qu’avant. Ce que je dis parfois aux jeunes avocats, c’est que quand j’ai commencé, nous passions beaucoup plus de temps à faire les choses. J’allais dans le bureau de l’associé, et nous descendions le contrat ligne à ligne, mot à mot. Et nous nous arrêtions sur chaque mot, nous cherchions des synonymes, nous réécrivions… Aujourd’hui, nous n’avons plus ce temps-là. Avant, je faisais peut-être trois dossiers par semaine. Aujourd’hui, les jeunes avocats en font peut-être trois fois plus sur une semaine.

Nous allons peut-être travailler avec certains jeunes talents un peu différemment. Si je reprends l’exemple pris tout à l’heure de comparaison entre deux contrats et que je demande à un collaborateur chez nous d’y travailler, j’attends de lui qu’il m’apporte plus que la réponse d’Harvey. Puisque dans cette phase-là, il aura gagné du temps, il va donc pouvoir être beaucoup plus analytique, réfléchir à la manière d’ordonnancer les informations, faire des raisonnements a contrario, faire d’autres vérifications, etc. Donc s’il a dix heures pour effectuer un travail, il ne prendra pas moins de dix heures mais il aura plus de temps pour faire certaines choses, à plus grande valeur ajoutée.

Les gains de productivité n’ont jamais arrêté : je n’ai certainement pas moins de travail aujourd’hui qu’avant le développement d’Internet, par exemple. Toutes ces questions sont légitimes. Tous les progrès ne sont pas bons parce que ce sont des progrès – cela demande toujours des réflexions et des débats : c’est le rôle des manageurs et de l’être humain en général de savoir comment utiliser à bon escient ces outils.

Lionel Costes
Rédacteur Lamy Liaisons