Cette décision met en lumière un enjeu concret pour les entreprises, celui du rôle CSE dans les phases initiales d’expérimentation des technologies d’IA, et elle interroge plus largement sur l’articulation entre dialogue social et intégration de technologies émergentes en entreprise.
1. Pourquoi le Tribunal a jugé nécessaire de suspendre le déploiement de l’IA dans le cas spécifique de cette entreprise ?
Dans cette affaire, une entreprise avait annoncé en janvier 2024 le déploiement de 5 nouvelles applications informatiques (Finovox, Synthesia, Notify, Semji et MetIQ) mettant en œuvre des procédés d’IA. Elle a engagé la consultation de son CSE sur ce projet fin septembre 2024. Le CSE soutenant que les applications avaient été mises en œuvre avant que sa consultation ne soit achevée, il a demandé en référé la suspension du projet.
Après avoir relevé que :
- Les applications étaient en phase pilote depuis plusieurs mois,
- L’accès à l’une des applications avait été ouverte à des salariés et
- La formation d’équipes avait été évoquée sur une autre application,
Le Tribunal a retenu que « la phase pilote » impliquait « l’utilisation des nouveaux outils, au moins partiellement, par l’ensemble des salariés concernés ». Il a estimé que le projet n’était donc plus au stade de la « simple expérimentation nécessaire à la présentation d’un projet suffisamment abouti, mais » s’analysait « au contraire comme une première mise en œuvre des applicatifs informatiques soumis à consultation ». Or, le CSE n’avait pas été consulté. Le juge des référés en a conclu que le déploiement anticipé de ces applicatifs constituait dès lors un trouble manifestement illicite.
C’est la durée de l’expérimentation, et le degré élargi d’implémentation et d’utilisation de certaines applications par plusieurs salariés, qui ont permis au Tribunal de considérer, dans le cas spécifique de cette entreprise, que le projet avait commencé à être mis en œuvre et aurait donc déjà été décidé. Le projet devait en conséquence être suspendu dans l’attente de l’avis du CSE.
2. Quelles sont les obligations légales actuelles concernant la consultation du CSE avant l’introduction de nouvelles technologies comme l’IA ?
La consultation du CSE avant l’introduction de nouvelles technologies d’IA est déjà légalement bien couverte par les cas de consultation obligatoire du CSE.
Ainsi, dès lors que le projet implique l’introduction de nouvelles technologies ou s’inscrit dans un projet d’aménagement important modifiant les conditions de santé et de sécurité ou les conditions de travail (C. trav., art. L.2312-8 II 4°), le CSE doit être consulté, et il pourra également décider de faire appel à un expert (C. trav., art. L. 2315-94 2°).
La consultation du CSE s’impose également dès lors que le projet touche aux conditions d’emploi, de travail et à la formation professionnelle (C. trav., art. L. 2312-8 3°), ou encore implique la mise en œuvre de moyens ou de techniques permettant un contrôle de l’activité des salariés (C. trav., art. L. 2312-38 alinéa 3).
Une exception en revanche à ce jour concernant l’utilisation de méthodes de recrutement et l’introduction de traitements automatisés de gestion du personnel, la loi prévoit uniquement une information préalable du CSE (C. trav., art. L. 2312-38 al. 1 et 2). Le CSE n’a donc pas lieu d’être consulté dans ces hypothèses, à moins que ces méthodes et traitement automatisés ne soient à « haut risque », ce qui impliquera prochainement la consultation du CSE (point 3. ci-dessous).
Le CSE peut également discuter de la politique de l’entreprise en matière d’IA dans le cadre de sa consultation sur les orientations stratégiques. Cette consultation ne dispensera pas cependant d’une nouvelle consultation du CSE au cas de projet plus précis impliquant, dans la veine de cette politique annoncée, l’introduction de nouvelles technologies comprenant des procédés d’IA.
3. Quid du dialogue social en la matière ?
Il tend progressivement à s’imposer :
- Des réflexions sont menées depuis plusieurs mois au plus haut niveau pour que les problématiques liées à l’introduction de l’IA passent par le dialogue social. Notamment, un rapport a été remis en ce sens au Président de la République le 13 mars 2024, et le CESE a également soutenu en janvier 2025 l’adoption d’un accord national interprofessionnel sur les modalités de déploiement de la technologie dans les entreprises ;
- Au niveau européen, le règlement sur l’IA (règlement-UE 2024/1689 du 13 juin 2024) établissant des règles harmonisées concernant l’IA encourage la participation des représentants du personnel à l’introduction de ce type de nouvelles technologies. Il va ainsi imposer à compter du 2 août 2026 la consultation du CSE avant toute utilisation sur le lieu de travail d’un système d’IA à « haut risque » (tels que les systèmes biométriques, les systèmes utilisés dans le recrutement, ou pour des usages répressifs, qui peuvent porter atteinte à la sécurité des personnes ou à leurs droits fondamentaux) ;
- Au sein de grandes entreprises, de premiers accords ont été conclu sur le dialogue social et l’IA afin d’impliquer les CSE.
Mais pour se développer au niveau de l’entreprise, le dialogue social suppose de saisir à ce niveau les impacts sociaux de l’introduction de l’IA qui ne sont pas encore maitrisés.
4. Comment les entreprises peuvent-elles mieux préparer et impliquer les CSE dans les phases initiales de planification et d’expérimentation des technologies émergentes ?
C’est une question que soulève la décision du Tribunal judiciaire de Nanterre, au-delà de celle qu’il a dû directement trancher concernant le moment de la consultation du CSE lorsqu’un projet est composé de plusieurs étapes comprenant des phases d’expérimentation.
Une meilleure préparation suppose de se livrer en amont du lancement du projet à un travail d’identification clair des conséquences sociales du projet, comme de celles de ses différentes phases « pilotes », et d’analyser si elles impliquent l’information ou la consultation du CSE.
Le projet et ses phases pilotes peuvent présenter des implications sociales – sur les conditions de travail ou la formation notamment – nécessitant légalement la consultation préalable du CSE, comme le rappelle l’affaire soumise au juge des référés de Nanterre. Ce travail d’identification réalisé en s’entourant d’experts – le fournisseur de la technologie par exemple pour bien la comprendre, et réfléchir à ses conséquences avec l’aide d’experts juridiques et RH – permettra d’éviter au mieux :
- Tout retard dans l’implémentation d’une nouvelle IA – lequel interviendra nécessairement en cas de contentieux – et
- Une défiance sociale des salariés à l’égard d’un projet contesté par ses représentants irrégulièrement informés.
Pour une meilleure implication du CSE, l’entreprise peut décider de l’associer à son travail d’identification, en amont même des phases de planification ou d’expérimentation du projet, donc pas seulement au fil des phases d’expérimentation. Cela relève aujourd’hui du choix de l’entreprise, afin d’intégrer les technologies nouvelles dans des conditions socialement acceptées avec un calendrier maitrisé, en anticipant dans le cadre du dialogue social les risques qu’elles peuvent comporter.