Un contexte mondial marqué par l’incertitude

La période actuelle se caractérise par une incertitude économique et politique majeure, comme l’a souligné Benoît Cœuré, président de l’Autorité de la concurrence.

Cette incertitude se manifeste notamment à travers les tensions commerciales avec les États-Unis, même si la signature d’un accord-cadre entre Washington et l’Union européenne à l’été 2025 semble avoir permis d’éviter une véritable guerre commerciale.

Mais la situation géopolitique reste fragile : les conflits armés actuels et potentiels aux quatre coins du globe accentuent les doutes quant à la stabilité des marchés. Dans ce contexte, comment les guerres économiques et les crises internationales peuvent-elles influencer la politique de concurrence ? Quelles solutions juridiques s’offrent aux entreprises européennes ? Pour en discuter, Vivien Terrien, vice-président de l’Autorité de la concurrence, a accepté de répondre aux questions de la Revue Lamy de la concurrence.

Face aux géants du numérique : stabilité et sécurité juridique

Interrogé sur l’attitude à adopter vis-à-vis des grands opérateurs numériques non européens, Vivien Terrien écarte toute approche extrême :
« Ni mansuétude, ni sévérité excessive : le rôle d’une autorité de concurrence est d’assurer la stabilité par sa pratique décisionnelle et son attitude. »
Cette stabilité se traduit par une continuité dans les décisions de l’Autorité de la concurrence.

Ces dernières années, plusieurs mesures emblématiques ont été prises :

  • En 2023, des mesures conservatoires contre Meta ;
  • En 2024, une sanction contre Google pour non-respect de ses engagements dans le dossier des droits voisins ;
  • En 2025, une sanction contre Apple concernant la mise en œuvre du dispositif ATT (App Tracking Transparency).

L’objectif : garantir une sécurité juridique constante tout en tenant compte des tensions liées aux différences culturelles et juridiques entre l’Europe et les États-Unis.

Deux approches différentes, des objectifs communs

Si des divergences existent entre les deux rives de l’Atlantique, elles relèvent davantage des moyens que des finalités.

  • Le modèle américain, de nature judiciaire, privilégie la sanction ex post ;
  • Le modèle européen, plus administratif, repose sur des mécanismes de régulation et d’exemption.

Cependant, l’objectif demeure commun : limiter les abus de position dominante et sanctionner les pratiques anticoncurrentielles.
Les véritables divergences, selon Vivien Terrien, concernent davantage la prise en compte de la diversité et des enjeux environnementaux dans les politiques concurrentielles.

Ces sujets, tels que l’inclusion ou la durabilité, introduisent de nouvelles tensions dans la régulation, mais ne remettent pas en cause la convergence globale des principes entre autorités.

Marchés numériques et intelligence artificielle : une surveillance continue

L’Autorité de la concurrence poursuit activement son analyse du secteur numérique.

Après les avis publiés en 2023 sur l’informatique en nuage (cloud) et en 2024 sur l’intelligence artificielle générative, l’attention se porte désormais sur les interactions entre IA et secteur de l’énergie.

L’objectif est d’identifier d’éventuelles pratiques anticoncurrentielles et de préserver un environnement économique équilibré dans un domaine en pleine mutation.

La coopération entre entreprises à l’épreuve de la crise

Dans un contexte économique difficile, certaines entreprises françaises pourraient être tentées de se coordonner pour surmonter les difficultés. Historiquement, les autorités de concurrence se montrent prudentes face à ces rapprochements.

Cependant, Vivien Terrien nuance : la coordination entre entreprises est la bienvenue lorsqu’elle s’inscrit dans le cadre prévu par les lignes directrices sur les accords de coopération horizontale.

Ce cadre offre une sécurité juridique claire permettant certaines coopérations sans enfreindre le droit de la concurrence.
De plus, la révision des lignes directrices sur les concentrations ouvre la porte à de nouveaux critères d’analyse, tels que la résilience ou la souveraineté économique.

Les limites de la coordination en période de crise

Les cartels de crise ou les ententes sur les prix restent, en revanche, strictement proscrits.

Même en temps d’incertitude, ces pratiques ne constituent pas une solution durable, car elles déplacent le problème économique vers le consommateur, qui en supporte finalement le coût.

Selon Vivien Terrien, toute justification économique doit avant tout être fondée sur l’intérêt général, et non sur des intérêts particuliers.
Par ailleurs, le droit des pratiques anticoncurrentielles n’est pas toujours l’outil le plus adapté pour résoudre les crises économiques : d’autres cadres réglementaires peuvent être mobilisés, tels que le droit des aides d’État, les mesures de sauvegarde commerciale ou encore l’instrument anti-coercition au niveau européen.

Vers une extension des orientations informelles ?

Enfin, Vivien Terrien évoque la possibilité d’étendre le système d’orientations informelles déjà utilisé dans le domaine du développement durable.
Adopté en 2024, ce mécanisme permet aux entreprises de présenter leurs projets en amont à l’Autorité pour obtenir des avis de conformité.
Deux exemples récents :

  • Juillet 2024 : secteur de la nutrition animale ;
  • 2025 : transition agroécologique.

Cet outil favorise une politique de “porte ouverte” et un rôle de conseiller assumé par l’Autorité.
Cependant, comme le souligne Vivien Terrien, il convient d’en définir les limites : l’Autorité ne doit pas devenir un régulateur, mais rester un conseiller.

L’extension du dispositif d’orientation informelle : opportunités et limites

Si l’idée d’étendre le dispositif d’orientation informelle à d’autres secteurs que le développement durable suscite un réel intérêt, Vivien Terrien rappelle que cette démarche doit être pondérée par des contraintes de moyens.

« Nous sommes dans un temps de contraintes budgétaires, et utiliser les effectifs de l’Autorité pour ce type d’exercice est tout à fait dans sa mission, mais cela demeure chronophage et suppose des choix et des priorités. »

Ainsi, avant toute généralisation du dispositif, il est nécessaire de mesurer l’impact en termes de ressources et de capacité opérationnelle. Ce travail d’équilibre entre ouverture et efficacité demeure essentiel pour garantir la pérennité du rôle de l’Autorité.

Un bilan à venir pour renforcer le rôle de conseil de l’Autorité

L’Autorité de la concurrence prévoit d’effectuer un bilan complet de sa pratique des orientations informelles, bien que seules deux décisions aient été rendues dans le cadre du développement durable jusqu’à présent.

Ce bilan aura pour objectif de mieux comprendre les forces et limites du dispositif, mais aussi d’envisager son amélioration et son extension à d’autres domaines stratégiques.

Vivien Terrien insiste sur la volonté de l’Autorité de renforcer son rôle de conseiller auprès des entreprises, afin de leur offrir plus de sécurité juridique dans un environnement économique complexe et incertain.

« Ce rôle de conseil est au cœur de la mission de l’Autorité, et nous souhaitons effectivement continuer à le développer. »

Une Autorité de la concurrence à la fois stable, ouverte et proactive

Cet entretien met en lumière une approche équilibrée : celle d’une Autorité de la concurrence française qui cherche à préserver la stabilité de sa pratique décisionnelle tout en s’adaptant aux nouveaux enjeux économiques et géopolitiques.

Entre rigueur dans l’application du droit et ouverture à la concertation, l’Autorité assume un rôle double — garantir la concurrence loyale tout en accompagnant les acteurs économiques vers des pratiques conformes et durables.

Cette dynamique s’inscrit dans une vision européenne partagée, où la sécurité juridique, la prévisibilité et la responsabilité environnementale deviennent des piliers essentiels d’une politique de concurrence moderne.

Vous retrouverez une version enrichie de cet entretien dans la revue Lamy de la concurrence d’octobre 2025, avec notamment une analyse approfondie des questions relatives au droit des concentrations et à l’évolution des cadres de coopération entre entreprises.