Dans le cadre de la série « 3 questions à », le Professeur Paul-Henri Antonmattei, éminent spécialiste du droit du travail à l’Université de Montpellier, décrypte les décisions majeures rendues cette année par la Chambre sociale de la Cour de cassation. Retour sur les points essentiels de cet entretien riche en enseignements pour les praticiens du droit social et les acteurs RH.
Le report des congés payés en cas d’arrêt maladie : la mise en conformité du droit français
L’arrêt du 10 septembre 2024 marque une étape importante : la Cour de cassation met un terme au long processus d’adaptation du droit français au droit de l’Union européenne concernant le report des congés payés pendant un arrêt maladie.
Le professeur Antonmattéi rappelle que deux volets sont concernés :
- Le report des congés lorsqu’un salarié tombe malade pendant ses congés payés.
La prise en compte d’une journée de congé payé dans le calcul des heures supplémentaires.
La Cour, explique-t-il, achève ici la mise en conformité européenne, une tâche qui aurait dû incomber au législateur depuis plusieurs années. Malgré de nombreux appels de la doctrine, cette transposition a tardé, jusqu’à la loi du 22 avril 2024.
La décision du 10 septembre vient donc consacrer un principe déjà recommandé par le ministère du Travail, lequel, dans une fiche pratique récente, invitait les employeurs à respecter le droit européen.
Quelles conséquences pour les entreprises ?
Selon le Professeur Antonmattei, il ne s’agit pas d’une désorganisation généralisée. Toutefois, chaque employeur devra adapter ses pratiques :
- Le report est conditionné à la notification de l’arrêt maladie par le salarié.
- Il faudra vérifier cette notification, identifier les jours de congé restants avant ou après l’arrêt, et organiser le report effectif dans la limite de 15 mois.
- Sur le plan administratif, cela implique également une vigilance sur le bulletin de paie, notamment en distinguant indemnités journalières et complément légal.
Une subtilité financière se dessine : certains salariés pourraient ne pas avoir intérêt à demander le report, car la rémunération perçue pendant un arrêt maladie peut s’avérer moins avantageuse que celle correspondant à des congés payés.
Télétravail : une indemnité spécifique pour l’occupation du domicile
Autre arrêt notable : la Cour de cassation a rappelé que l’occupation du domicile du salarié à des fins professionnelles constitue une immixtion dans la vie privée, ouvrant droit à une indemnité spécifique lorsque aucun local professionnel n’est mis à disposition.
La nouveauté cette année : cette indemnité s’applique même lorsque le télétravail est convenu contractuellement.
L’employeur doit donc verser une “indemnité de sujétion”, distincte du simple remboursement des frais liés au télétravail.
Pour le Professeur Antonmattei, cette évolution appelle une révision de l’accord national interprofessionnel (ANI) sur le télétravail, afin d’encadrer cette indemnité. La balle est désormais dans le camp des partenaires sociaux.
L’influence croissante du RGPD sur le contrôle patronal
L’arrêt du 18 juin 2025 illustre la pénétration du RGPD dans le droit du travail.
La Cour y affirme que les courriels professionnels d’un salarié — envoyés ou reçus — constituent des données à caractère personnel (article 4 du RGPD). L’employeur doit donc, sur demande, fournir :
- Les métadonnées (date, heure, destinataire, etc.) ;
- Mais aussi le contenu des courriels, sauf si leur communication porte atteinte aux droits ou libertés d’autrui.
Cet arrêt ouvre de nouvelles perspectives probatoires pour les salariés, notamment dans les contentieux relatifs à la discrimination, à l’égalité de traitement, ou à la rupture du contrat de travail.
Le retour du “préjudice nécessaire” : vers une clarification jurisprudentielle
Plusieurs arrêts du 11 mars 2025 viennent préciser la position de la Cour sur le préjudice nécessaire.
Depuis un arrêt du 13 avril 2016, la Chambre sociale a confié l’évaluation du préjudice au pouvoir souverain des juges du fond, abandonnant la théorie du préjudice automatique.
Cependant, elle reconnaît toujours des situations où le manquement de l’employeur ouvre droit à réparation sans démonstration du préjudice, notamment lorsque le droit européen ou international impose une sanction effective.
Comme le rappelle le conseiller doyen Huglo, il s’agit pour la Cour de respecter les obligations internationales de la France, à condition que la norme violée soit claire, précise et inconditionnelle.
Illustration par les conventions de forfait jours
Le Professeur Antonmattei souligne qu’en matière de forfait jours, la Cour a réaffirmé qu’une convention fondée sur un accord collectif ne garantissant pas une charge de travail raisonnable est nulle.
Dans ce cas, le salarié peut réclamer le paiement d’heures supplémentaires, dont le juge doit vérifier le nombre et la réalité.
Cependant, le simple manquement de l’employeur ne suffit pas à ouvrir droit à réparation : le salarié doit démontrer un préjudice distinct. Cette précision clarifie la portée du principe et recentre le contentieux sur la preuve du dommage.
Le débat sur la durée du travail : vers une nouvelle flexibilité ?
En conclusion de l’entretien, Paul-Henri Antonmattéi a abordé une question brûlante : faut-il augmenter le temps de travail des salariés ?
Relancé par les débats récents — notamment la proposition de François Bayrou de supprimer deux jours fériés —, le professeur privilégie une approche décentralisée, adaptée à la réalité économique des entreprises.
Une régulation par le dialogue social
Plutôt qu’une mesure nationale uniforme, il plaide pour une souplesse négociée au niveau de l’entreprise.
Les outils existants permettent déjà une modulation :
- recours aux heures supplémentaires ;
- mise en place de conventions individuelles de forfait en heures (hebdomadaires, mensuelles ou annuelles).
Mais il propose d’aller plus loin, en s’inspirant de la “trilogie architecturale” introduite par les réformes récentes :
- Dispositions impératives (ordre public) : fixation d’un cadre minimum, par exemple un plafond à 39 heures ;
- Champ de la négociation collective : liberté donnée aux entreprises pour définir 36, 37 ou 38 heures selon leurs besoins ;
- Disposition supplétive : application par défaut des 35 heures, en l’absence d’accord.
Cette approche permettrait d’achever la conventionnalisation du temps de travail tout en respectant les particularités sectorielles et économiques.
Selon le professeur, certains secteurs pourraient évoluer vers 38 heures, d’autres vers 34 ou 33 heures, en fonction de leur charge et de leur modèle économique.
Le rôle des branches professionnelles
Dans ce schéma, la primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche serait maintenue, la branche n’intervenant qu’à titre subsidiaire.
Toutefois, le professeur reconnaît que les conditions politiques et sociales ne sont pas encore réunies pour ouvrir un tel débat à l’échelle nationale.
Il invite néanmoins à réfléchir à ce nouvel équilibre entre flexibilité, dialogue social et protection des salariés.
Une année riche en enseignements pour les praticiens du droit social
Les décisions de la Cour de cassation en 2025 confirment la dynamique d’adaptation du droit du travail français aux normes européennes et aux transformations du monde professionnel.
De la protection des congés payés à l’encadrement du télétravail, du poids du RGPD à la preuve du préjudice, la jurisprudence de cette année trace les contours d’un droit social plus équilibré, protecteur et pragmatique.
Les professionnels du droit et les responsables RH devront s’approprier ces évolutions pour adapter leurs pratiques et anticiper les futurs ajustements législatifs.
Retrouvez l’analyse complète de ces arrêts et de leurs impacts pratiques dans les publications de Liaisons Sociales.